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Pascal Bouaziz
À écouter Haïkus pour la première fois, il semblerait que Pascal Bouaziz ait mûri de vingt ans ou rajeuni de quinze, c’est selon. Parce que Haïkus marque une rupture évidente et quelque part bouleversante avec ses deux albums précédents. Et un choc, à coup sûr, à la mesure de notre surprise, que ce talent et ce culot, chez Bouaziz, de sortir un disque aussi radicalement différent du cinquième album de Mendelson et peut-être encore plus, moins de six mois après, du premier Bruit Noir, disque coup de poing de cette fin d'année 2015. Rupture, en l’occurrence, est un bien petit mot.
Question de format, d'abord, passant de morceaux très longs et très sombres (cf. “Les Heures”, une heure ou presque d'agonie sur Mendelson#5) à ces chansons pour la plupart très courtes, miniatures presque apaisées, solaires parfois même... Passant de la folie de Bruit Noir (I/III) à cette forme de retenue, de sagesse (!?), de douceur (oui, ici la douceur n'est pas un gros mot)... Passant du quasi free rock de Mendelson à ces chansons beaucoup plus concises mais tout aussi intenses, d'une beauté, d’une simplicité et d'une clarté inédites. Question de forme aussi, bien sûr, avec la surprise du chant chez Pascal Bouaziz, du chant et des refrains dans des chansons de moins de trois minutes ! Venant de la part d'un des modèles les plus inspirants du parlé-chanté à la française, on a de quoi être surpris.
Question de forme ou de format, toujours est-il que c'est un sacré changement ou plutôt une sacrée réinvention à laquelle on assiste ici ; ou comment passer de Flowers of Romance de PIL à Comes A Time de Neil Young. Ou enchaîner directement le Sister Ray du Velvet Underground, dix-sept minutes et quelques d’une déflagration cathartique, et les quatre minutes faussement apaisées de Candy Says...
Haïkus dépasse donc d’entrée de jeu tout ce qu'on croyait savoir de Mendelson, Bruit Noir ou Bouaziz. Il évoquera pour certains la maturité des grands anciens (David Crosby, bien sûr, mais surtout Neil Young, qui aura élevé à de sacrées hauteurs l’art de surprendre l'auditeur). On croit d'ailleurs parfois entendre les Kenny Buttrey, Greg Reeves, Dallas Taylor et Ben Keith, la belle équipe présente sur Déjà Vu ou Harvest : même aisance, même simplicité classieuse dans le jeu, et même goût pour les sonorités chaleureuses.
Mais les musiciens à l’œuvre ici autour de la guitare en apesanteur de Bouaziz sont d'abord, fidèles parmi les fidèles, Pierre-Yves Louis et Sylvain Joasson, membres éminents de Mendelson, qui assurent la fondation solide et souple de l'album ; l'ami Stan Cuesta, compagnon de route du groupe, journaliste, écrivain, qui tient ici un piano minimal et indispensable ; mais aussi les nouveaux arrivants. Eric Jamier, guitariste presque secret, parfait d'élégance et de discrétion, tout à l'inverse de ce qu'il peut déclencher comme déluge dans son propre groupe de noise hardcore Revok. Lou, enfin, artiste et chanteuse magnifique, pour laquelle Bouaziz n'a jamais caché sa très grande admiration. La réunion, pour la première fois, de leurs deux voix s'avère être l’une des grandes réussites de l'album. Elle évoque les fantômes de Jennifer Warnes avec Leonard Cohen, de Nicolette Larson avec Neil Young, ou peut-être, plus évidemment encore, la symbiose du chant dans un groupe comme Low. Cohen, Young ou Low, des inspirations évidentes et totalement assumées, parce que totalement digérées. “Miracle” semble par exemple rendre hommage directement au maitre Cohen, par son dépouillement, son picking de guitare même, mais également par son humour cruel et pince-sans-rire.
Passer ainsi du tourment de Mendelson, du maelstrom de Bruit Noir, à cette épure, à ce calme au milieu de l'ouragan, à cette harmonie, c’est bien le véritable tour de force de cet album hypnotique :
« L'album au départ devait être juste moi, ma guitare et une boite à rythmes : il a d'ailleurs été enregistré une première fois comme ça à la maison, mais au dernier moment j'ai eu envie d'entendre des musiciens, du souffle, de l'ambiance autour des chansons. L'album a été réenregistré intégralement en live en studio, y compris les voix et le mixage des titres. L'idée de départ était de se mettre dans les conditions des tout premiers enregistrements : des prises directement gravées dans la cire. »
Enregistré et mixé dans les conditions du direct, comme ils disent. Bouaziz aurait voulu établir les conditions idéales pour graver un classique qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Loin de la surproduction et de l'infini des pistes et des effets offerts par la musique sur ordinateur, Haïkus sonne effectivement déjà comme un classique en devenir. On est ici souvent proche d’un Townes Van Zandt (le dépouillement de “Toutes ces guerres”) ou du meilleur Bonnie Prince Billy, Bouaziz ridiculisant une fois de plus toute autre tentative de musique américaine chantée en français. On pourra trouver d’autres correspondances évidentes, avec Lambchop, Sparklehorse, Low, déjà mentionné, ou encore Bill Callahan, mais peut-être surtout un écho à la liberté de Mark Kozelek, passant d'un projet à l'autre et se surprenant lui-même constamment : la liberté avec soi-même, privilège très rare de très peu d'artistes, et la réussite dans cette même liberté, privilège plus rare encore.
« La source pour l'album, c'est la découverte de la fulgurance et du monde entier contenu dans des Haïkus japonais du début du vingtième siècle, et juste après avoir sorti et mis plusieurs années à écrire “Les Heures”, de se dire que “maintenant ça, cinquante-quatre minutes de texte sans interruption, c'est fait, où est-ce que je vais aller chercher après ?”
Eh bien, d'un côté, dans l'improvisation, le n'importe quoi, le flux de conscience sans filtre avec Bruit Noir... De l'autre, dans la concision, dans l'instant, dans la recherche de l'épure avec ce projet Haïkus. L'album est d'ailleurs le frère du livre à paraître chez le Mot et Le Reste, qui s'appelle “Passages” et qui partage avec le disque certains textes (parfois retravaillés), et ce goût récent du comment en dire beaucoup avec très peu. Le plus possible avec le moins possible. »
Le plus possible avec le moins possible : oubliés les textes torrentiels de Mendelson ou de Bruit Noir, mais trois lignes au compteur pour “L'Être humain”, une des chansons les plus bouleversantes qui soient, quelques-unes de plus dans “Ta main” pour raconter tout le drame d'un couple et la moitié d'une vie, quelques mots à peine pour “La trace” et son vertige faramineux. On ne fait pourtant pas l'impasse ici sur le monde tel qu'il va, mal, ni sur la cruauté de la vie telle qu'elle est. Mais on change l'optique pour les raconter autrement, comme dans “Loin”, “Cessez d'écrire”, qui semble écrit sur la maladie des réseaux internet, ou “Avec la peur”, qui fait écho aux attentats. Ou bien on tente de faire avec, malgré et contre tout (“Que du bruit”).
À l'arrivée, avec son final manifeste, “Les choses”, véritable déclaration d'intention pour tout l'album – « les choses les plus belles qu'on dit, on les dit en chuchotant » –, on garde de l'écoute une sensation d'élévation, une sorte de chaleur et de lumière qui nous tirent vers le haut, et qui sont l'album même : une aspiration au calme et au bonheur après les tempêtes. Ni le calme ni le bonheur eux-mêmes donc mais quelque chose de plus beau encore – leur espérance.
On retrouvera bien sûr Mendelson à la rentrée 2016, pour son sixième album en vingt ans, et Bruit Noir pour un deuxième album en 2017. En attendant, ce premier album solo de Bouaziz ouvre une nouvelle brèche, qu'on suivra elle aussi probablement encore dans vingt ans. Le disque s'appelle Haïkus : il est signé Bouaziz et vous n’avez pas fini de l’écouter.
Étienne Greib